Sortie il y a quelques mois, la bande annonce de « The Impossible » de Juan Antonio Bayona avait suscité bon nombre de commentaires. Révélant tout de l’intrigue, elle donnait à voir les pérégrinations d’une famille séparée par le tsunami de Noël 2004 en Asie du Sud-Est.
Aussitôt, le projet est qualifié de « culcul », « pathos », « sans surprise », et par d’autres de « attation, chef d’œuvre incoming les gros », « ça sent Spielberg », « matez moi ces plans de malades ».
Ma curiosité titillée par le côté « plans de malade », et, je l’avoue, le « ça sent Spielberg », je suis donc allée voir « The Impossible », avec une légère appréhension, rapport au « culcul », et au « pathos ». Le drame familial, le contexte général de l’intrigue, la pesanteur du projet… Avec un tel cocktail en main, Bayona pouvait aussi bien accouché d’une œuvre majeure comme d’un mélo lourdingue.
Si j’avais vu « L’Orphelinat » (un vide que je vais sur le champ combler), je n’aurais peut-être pas été aussi sceptique.
Car au terme de la projection, ce qui est évident, c’est que Bayona est en effet, un grand réalisateur, doté d’une profonde intelligence des émotions, aussi bien dans leur traitement que dans la délicatesse avec laquelle il traite son public durant tout ce film.
Une grande leçon de cinéma, que je m’en vais vous conter, hop.
L’aspect le plus surprenant du film réside sans doute dans la douceur avec laquelle Bayona traite d’une violence extrême. Son approche très évocatrice, ne sombre pas dans la démonstration racoleuse bien qu’il se paye le luxe de séquences littéralement monstrueuses. Les moments les plus insoutenables, le déferlement successif des deux vagues, bénéficient d’une construction dont je parlerai plus tard, qui est sans équivalent dans le reste du film où les corps en souffrance sont évoqués mais pas montrés.
Ainsi, bien que l’on ressente pleinement le calvaire de Maria (Naomi Watts), Bayona n’impose pas la vision de ses blessures plus d’un quart de seconde. Empruntant le regard du fils aîné, Lucas (Tom Holland, dont l’interprétation est incroyable), il ne donne qu’à voir brièvement les meurtrissures de la mère dont l’enfant détourne aussitôt le regard, incapable de soutenir la vision de ce corps blessé.
Par son truchement, on se retrouve alors dans la peau de ce gosse, découvrant sa mère, seul élément rassurant dans la catastrophe qui vient de s’abattre sur eux, affaiblie, presque désacralisée. Cette petite scène, où à la faveur du niveau d’eau qui s’abaisse, révèle la plaie béante sur sa jambe, est le pivot du personnage de Lucas, qui à compter de ce moment, bien que refusant de regarder sa mère dans cet état, va brutalement devenir le leader de cette paire mère-fils, prenant les décisions, aidant Maria à se déplacer.
La très rapide évocation des blessures permet par la suite à Bayona de ne plus jamais en montrer ou presque. Les scènes de l’hôpital, dans la seconde partie du film sont une fois encore peu démonstratives, se contentant d’un peu de sang et de boue pour faire comprendre au spectateur ce que l’on ne peut lui montrer.
Voilà comme « The Impossible » évite d’être insoutenable, et donc, quelque part, racoleur dans son exposition de la souffrance. Et c’est sur ce fil que Bayona dansera tout le film durant, parvenant presque miraculeusement à ne jamais faire basculer son histoire dans le misérabilisme ou le pathos.
Dans le même esprit, les gestes de soutien ou de rejet entre les survivants ne sont pas pointés du doigt, chacun traité à la même hauteur, celle de l’être humain. La caméra de Bayona colle aux épaules de ses protagonistes, à leurs visages, ne les lâche pas une seconde et provoque, par cet effet qui nous pousse à l’empathie, à toujours comprendre le sens du moindre geste. Là encore, une grande délicatesse dans le traitement de la part du réalisateur qui sait que le spectateur n’a pas besoin d’être davantage sollicité lorsque le père se voit refuser le prêt d’un téléphone. Ou lorsque les Thaïlandais portent assistance à Maria et son fils, il ne cherche pas à héroïser le geste.
Dans « The Impossible » les mains tendues sont nombreuses, à l’écran ou implicitement (la scène sur le matelas, dans l’arbre, celle où Lucas aide les familles à retrouver leurs parents, où Karl s’associe à Henry dans la recherche de sa famille, lorsque Daniel effleure les cheveux de Maria), véritable motif narratif dont le sens n’est pas d’exalter les valeurs d’humanité des personnages, mais bien de les présenter confrontés à l’impensable, l’entraide devenue un geste de survie aussi bien physique que mentale.
Autre motif récurrent du film, les astres sont omniprésents aux moments clés. Le soleil est presque un personnage à part entière dans « The Impossible », semblant observer le calvaire des hommes sur Terre. Le soleil, et même le ciel, deviennent une sorte d’entité enveloppante et rassurante dans l’épilogue où la famille enfin réunie, rapatriée en avion, est peu à peu touchée par les rayons du soleil à mesure que l’avion décolle, les emportant loin de la Thaïlande.
Dans la séquence sublime où Maria revit le passage de la vague, le soleil n’est plus une simple présence. Il devient acteur de son retour à la vie, la faisant très clairement revenir du monde des morts (son corps est entouré de cadavres, mais il est le seul à remonter vers la surface, totalement irradié par la lumière solaire => j’ajoute qu’elle a les bras en croix ou c’est bon ?). Une séquence qui donne tout son sens à son calvaire tout au long du film. Et qui intervient de façon troublante à l’instant où l’infirmière lui demande de penser à quelque chose d’agréable.
Et lorsque Lucas se réveille au lendemain du passage de Maria en chirurgie, la silhouette d’Henry venue lui annoncer que tout est fini et que sa mère est sauvée, se découpe dans le soleil levant.
Un soleil qui sera voilé le jour du passage de la vague, dissimulé derrière des nuages comme impuissant à venir en aide aux victimes.
Depuis « The Tree of Life », je n’avais jamais vu une utilisation aussi fine, aussi belle et aussi puissante de la symbolique solaire.
Au soleil on peut en ajouter d’autres, présentés le temps d’une scène nocturne, la plus belle scène dialoguée du film où Thomas, le cadet, discute avec une vieille dame qui lui explique que la plupart des étoiles dans le ciel sont mortes, mais qu’il est impossible de savoir lesquelles sont encore en vie. La métaphore, très puissante, renforce davantage encore le caractère métaphysique du film, qui dépasse de très loin son sujet (la marque des très grands réalisateurs est de savoir transcender n’importe quoi : un film dont tout le monde connaît la fin, un cheval, Claude François…)
L’autre figure symbolique de « The Impossible » est la mer. Beaucoup de critiques reprochent à Bayona d’emprunter à la grammaire de Spielberg. Non, c’est vrai que Spielberg est une telle tanche, un « bon technicien » comme on me l’a balancé une fois à la tronche, hein, que cette filiation condamne aussitôt « The Impossible » à n’être qu’un mélodrame tire larme uniquement fondé sur une malhonnête manipulation des émotions du public.
Du cinéma, donc…
Rien de tout cela. Car si les emprunts de Bayona à Spielberg sont évidents (par exemple son utilisation des travellings, l’utilisation de la couleur rouge, la convocation d’une imagerie judéo chrétienne pour exprimer à l’écran ce qui ne sera pas dit dans les dialogues) comment les lui reprocher quand on voit à quel point ce film n’est pas du sous-Spielberg mais une œuvre appartenant pleinement et entièrement à son créateur ?
Sauf à replonger dans l’éternel et stérile débat lancé par l’éminent Jean-Luc Godard sur l’indécence des travellings ou je ne sais pas quelle connerie, comment lire par exemple la construction de Bayona autour de la mer ?
La mer est présentée d’entrée de jeu comme une présence inquiétante, avec cet écran noir d’où sortent d’inquiétants sons sous-marins. Pas la peine de jouer la carte du « paradis dévasté » (que les journalistes nous ont survendu pendant la catastrophe), tout le monde dans la salle sait ce qu’il va se produire. Bayona choisit donc de construire un personnage, celui de la mer, telle une présence oppressante et menaçante.
Cette incarnation entre presque en contradiction avec le portrait de la famille Bennett, qui dans la première partie du film est présentée comme plus ordinaire tu meurs, avec ses petites tensions, ses conflits, ses inquiétudes. Une exposition à la fois très complète, et aussi très atone de la cellule familiale qui sera à recomposer pendant le film (tiens, ça c’est un thème très Spielbergien, et Shyamalanien, aussi. Une influence qui est à mon avis, bien présente) à laquelle s’oppose la mer qui leur fait face.
Dans des plans pris de la plage ou depuis la mer vers l’hôtel, le recours de la bande originale à des accords inquiétants évoque effectivement « Les Dents de la Mer », particulièrement ce plan au clair de lune (la musique de « The Impossible » étant de très loin son plus gros défaut). Comme dans ce film de Spielberg, ce que l’on cherche à nous montrer ici c’est la présence tapie d’une créature malfaisante qui s’apprête à abattre son courroux sur une paisible communauté.
Mais Bayona va plus loin, en offrant comme dernier contact avec la mer avant la catastrophe, une scène où les Bennett découvrent les magnifiques fonds marins. La dualité de la mer ainsi exposée renforce le caractère insoutenable de la vague, plongeant personnages et spectateurs dans l’incompréhension et la confusion.
« The Impossible » joue également avec brio de la catastrophe en mettant en scène l’arrivée du tsunami comme s’il s’agissait d’un monstre en marche : les vibrations du sol et de parois de verre, les palmiers qui s’abattent à mesure que la vague avance, sans que ce qui provoque cela ne soit visible des protagonistes. Une fois encore, parce que les caméras sont rivées aux épaules de personnages (au sol lorsque Maria s’accroupit pour ramasser la page de son livre, à niveau des yeux de Lucas regardant la mer entrer dans l’hôtel…), Bayona fait ressentir l’horreur face à l’incompréhensible et touche, par une mise en scène et une mise en place très bien pensée de chaque élément.
L’horreur également présente via cette courte scène dans l’hôpital où Maria et sa voisine de lit se mettent soudain à vomir de la boue et tout ce qu’elles ont pu avaler durant leur passage sous l’eau, renvoyant à toute une imagerie horrifique et qui ancre, paradoxalement, davantage encore le film dans son atroce réalité.
Le plan le plus tétanisant du film aura été pour moi le dernier, celui où l’avion survole une mer calme, et qui suit immédiatement le plan des côtes dévastées par la vague. On retrouve dans ces images et leurs évocations symboliques (tout ceci vient après les fameux plans dans l’avion dont j’ai parlé plus haut) quelque chose qui rappelle la puissance mythologique de « Titanic ».
Malheureusement, quelques ratés à déplorer. Premièrement une bande originale qui cherche à souligner avec un stabilo géant la moindre des émotions des personnages. Assez gonflante, en particulier quand elle s’avère très en dessous de ce que le réalisateur se rend de son côté capable de faire avec ses images.
Une musique qui rend presque glissante la scène des retrouvailles entre Henry et ses fils, qui, syndrome du passage obligé sans doute, m’a semblée assez faible en comparaison du reste. Bayona ne semble pouvoir se contenter ici du minimum, mais se refuse dans le même temps à trop en faire. Si seulement son compositeur avait fait preuve de la même retenue… On aurait eu sans doute plus l’impression que la scène était légèrement un ton en dessous du reste parce que l’essentiel n’était finalement pas là, que ce sentiment un peu gênant d’assister au seul moment du film où celui-ci bascule vraiment dans le mélo.
Si l’on considère la réussite générale d’un réalisateur en état de grâce s’emparant courageusement d’un sujet qui fera fuir, pas de quoi hurler à la « pornographie des émotions » (lu et entendu…)
Note : ***/*