La fin de l’année approchant, me voici me voilà étreinte d’une juste frayeur, celle du top/flop de l’année… 2012, je vous l’avais dit, est un grand cru. Tant pour les bouses cosmiques que pour les belles choses qui m’auront été données de voir. Même si étrangement, et heureusement, j’aurai vu davantage de bons films cette année que de mauvais. Ou alors je deviens vachement indulgente.
Bref, l’année se termine et c’est alors que sort le dernier film de Ang Lee, «L’Odyssée de Pi », dont le titre original « The Life of Pi », n’a pas véritablement gagné avec cette traduction facile mais un tantinet maladroite.
Laquelle n’est rien, je dis bien RIEN en comparaison du doublage en français indigent dont souffre ce film. Décidément, après avoir failli écorcher vif les doubleurs du « Hobbit » (sérieux, faites au moins semblant de jouer, les mecs. Et de suivre le guide de prononciation aussi, c’est pas comme si ce document n’existait pas…), je commence sincèrement à me poser des questions sur l’existence d’une crise dans ce secteur d’activité. Déjà qu’on n’a pas le droit à des séances en VO pour ce genre de film, si en plus il faut se taper des doublages au rabais…
Si le terme d’odyssée me semble incongru dans le titre français, c’est bien parce que le film n’en est pas une. « The Life of Pi » correspond davantage au contenu, parce qu’il possède un sens plus intime, fidèle au cheminement du personnage. Moins récit d’aventure que parabole, « The Life of Pi » est de ces très rares films qui sont pour le spectateur, une affaire personnelle. Impossible de vous dire en quelle façon l’histoire a résonné pour moi, tant se serait stérile. Celle-ci se reçoit, se garde, et surtout fait son chemin, attaquant moins de façon intellectuelle que viscérale.
Pourtant, attention, le film est bourré de défauts qui l’empêchent de devenir le chef d’œuvre de son réalisateur. Toute la première partie en Inde est par exemple un peu trop longue, trop sur explicative. Trop de voix off, trop de dialogues là où l’image se suffisait pour à elle-même. Et trop annonciatrice de ce qui ne sera jamais développé par la suite, à savoir le caractère religieux du récit. De manière presque aberrante, alors que Pi se nourrit depuis l’enfance d’hindouisme, de christianisme et d’Islam, ses « compétences acquises » ne seront jamais réinvesties dans la suite du récit (à l’exception de la superbe scène de la vision), créant un déséquilibre entre la partie biographique qui parait dès lors inutilement longue, et la partie survival, de loin la plus réussie du film.
Un déséquilibre d’autant plus gênant qu’il intervient dans une histoire sur les histoires. Si vous voyez ce que je veux dire (levez la main si la réponse est non).
Car alors que Pi pratique avec curiosité et conviction trois religions différentes, une fois confronté à la question de sa survie, il ne semble guère plus se soucier de ce qui a pourtant été présenté en amont comme une composante essentielle de sa vie. Ainsi, face à la perspective de la mort, confronté à la violence absolue d’une nature impitoyable, il a les mêmes réflexes métaphysiques que les personnages du « Territoire des Loups », aux antipodes desquels il se situe pourtant.
On en vient donc à se demander à quoi aura servi cette longue introduction destinée à nous présenter le personnage et ses préoccupations spirituelles.
Pourtant, le discours du film est capable de s’affranchir avec une aisance presque insolente de ce handicap. Parce qu’il pose très clairement la question du pouvoir de l’esprit humain sur les enjeux de vie, ou ici, de survie. Si Pi se déleste dans la seconde partie du film de ses trois religions, c’est parce qu’il se retrouve soudainement dépouillé de tout. La scène de la première tempête, d’une violence totale, sanctionnée par ce plan hallucinant d’un Pi sous l’eau, contemplant l’épave encore illuminée du cargo, agit sur le jeune garçon comme une remise à zéro. Après le chaos, Pi traverser une première scène métaphorique d’un lever de soleil sur une mer d’huile. Le ciel et l’eau se confondent, l’histoire peut alors (re)commencer.
A cet instant précis, le spectateur est amené, à travers Pi, à débuter à son tour le voyage intérieur.
Dans cette deuxième partie du récit, Ang Lee se montre bien plus habile, pour ne pas dire souvent génial, dès lors qu’il s’agit de traduire par l’image quelque chose que le dialogue, la voix off, bref, le texte, sera incapable d’exprimer. Ainsi la scène hallucinante de la vision, qui dans la forme est juste un truc dont je rêve depuis quelques années (depuis que j’ai vu cette pub Orange (beh quoi ?) où on se promenait dans un entrelacs de figures en 3D faites de particules scintillantes, et où je me suis dit que si un jour quelqu’un faisait un truc du genre dans un film mais en plus beau et avec du sens, ben se serait juste génial => merci Ang Lee), réalise cet exploit de lier tout à la fois le général (vision cosmogonique) au particulier (vision biographique) et à au récit lui-même (ouverture sur les yeux de Richard Parker le tigre, conclusion dans ceux de Pi). Jan Kounen en avait rêvé pour son « Blueberry », Ang Lee parvient à ce prodige de non plus donner à voir une transe, mais de la faire vivre à son spectateur. Et ce en partie grâce à une 3D dont le rôle ne se borne pas à sublimer l’expérience, mais en fait réellement partie.
[ A partir d’ici, je vais un peu voire beaucoup spoiler. Donc vous faites comme vous voulez.
La 3D de « The Life of Pi », parlons-en un peu, est, par contre, un chef d’œuvre. Jamais elle n’aura été aussi peu gadget au cinéma.
Si vous avez des amis réticents au procédé (et je fais un grand coucou aux miens), conseillez-leur ce film car il est certainement le plus évident, le plus éclatant, le plus beau des manifestes pour ce procédé.
Le relief est ici autant un outil narratif que le sera la moindre image du film. Ang Lee, en nous attrapant par la nuque pour nous noyer avec Pi dans le Pacifique lors du naufrage, ou, dès les premières minutes, en nous plongeant dans les eaux cristallines de la piscine Molitor (un personnage plonge, le spectateur entre alors dans le récit, produisant un effet de mise en abîme discret), nous fait plus qu’adhérer à son récit : il nous invite à vivre l’expérience aux côtés de ses personnages.
Alors même que Pi évolue dans un univers quasi irréel (les séquences fantasmagoriques se succèdent les unes aux autres), subissant une situation aberrante (seul sur un radeau avec un tigre affamé), le spectateur est amené par le relief à adhérer totalement à cette histoire, à la vivre, à la souffrir (la deuxième scène de tempête, plus violente encore que la première, qui ne se ressent plus, mais se vit). A cela s’ajoute la volonté d’Ang Lee de rendre l’histoire la plus crédible possible.
Pi doit partager un espace très restreint avec Richard Parker, un tigre du Bengale aussi beau que mortel, qui cherche d’un bout à l’autre du film à le boulotter pour survivre. A aucun moment le scénario n’abandonne ce postulat, écartant tout soupçon du spectateur, en même temps que la dangerosité de la situation pose symboliquement la condition précaire du jeune garçon.
Le film tout entier fourmille d’indices appelant le spectateur à une certaine vigilance, qui se trouve totalement endormie par la mise en scène. Ang Lee parle ainsi de la puissance des histoires et de leur nécessité. A l’instant où Pi raconte aux représentants de la compagnie maritime son naufrage et son errance, dans ce long et pénible monologue, éclate avec évidence le caractère primordial du Récit (avec un grand R). D’ailleurs, le petit dialogue explicatif entre Pi et l’écrivain suivant cette séquence apparaît comme étant de trop. La conclusion me semblait en effet évidente : quelle histoire écrire ? L’exprimer ne sert à mon sens à rien.
Car si la révélation des « rôles » joués par les animaux est en soit un pseudo-twist, le film annonce très tôt la voie sur laquelle il s’engagera. Par cette scène superbe où Pi lit les légendes hindous dans des bandes dessinées, par son obsession pour les religions, par quelques phrases de sa mère et de son père qui plantent le décor (« la science ne te permet pas de comprendre ce qui se passe en toi » et « ne vous laissez pas abuser par toutes ces lumières », deux phrases qui raisonnent entre elles avec beaucoup de force, lorsque l’on en vient à la fin du récit. Et qui définissent les rôles fondateurs des parents de Pi dans sa future lutte pour la survie). Mais aussi par cette phrase identique au moment de ses séparations d’avec Anandi puis d’avec Richard Parker. Ou encore avec le parallélisme dans la décrépitude physique du jeune homme et du tigre.
La partie survival, traversée de fulgurances est en elle-même un véritable tour de force, qui déjoue constamment les attentes du spectateur : si l’on guette l’apprivoisement de Richard Parker, Pi ne pourra toucher celui-ci qu’une fois à l’agonie, si on s’émerveille de l’apparition irréelle de la baleine, ou des sublimes lumières de l’île des suricates, on découvre bientôt que le spectacle est aussi beau que mortel (la scène de la baleine et le passage sur l’île renvoyant d’ailleurs avec une grande habileté à l’histoire de Jonas), jusque dans la conclusion de cette partie de l’histoire, qui s’achève sur la scène d’adieux la plus déchirante et la plus injuste qui soit.
Esquivant sans problème un sujet (religion et survival avec des animaux) potentiellement casse-gueule, Ang Lee, s’il ne réussit pas toute à fait son introduction, livre un film puissant, profondément viscéral, dont la portée universelle me rend toute analyse générale impossible.
« The Life of Pi » est un voyage qui s’entreprend seul.
Note : ***/*
Ce film est à la fois wahou et un peu frustrant.
Je regrette de ne pas l’avoir vu en 3D ou à minima sur grand écran, il y a tellement de plans magiques.
La partie survival est pour moi la seule réellement digne d’intérêt (même si les scènes au Molitor sont belles aussi). J’ai trouvé le reste trop verbeux et un peu lourd.
J’aime pas beaucoup les voix off (alors que pourtant, j’aime bien les narrateurs omniscients dans les romans) généralement et ça n’a pas loupé ici. Dommage, parce qu’il n’en fallait pas beaucoup pour en faire un vrai chef d’œuvre.
@ Llu : c’est marrant mais ton commentaire me fait réaliser que si les scènes en mer me hantent encore, j’ai presque tout oublié de celles en Inde, à quelques rares exceptions près (la scène du repas, et celle de la confrontation avec Richard Parker dans la cage).
Pour te donner encore plus de regrets, une séance exclusive a été organisée dans la piscine Molitor au moment de la sortie du film. « Dans » la piscine, les sièges étant en fait des canots de sauvetage.
Bizarrement, ça n’a pas donné d’idée à la NASA pour l’avant première de « Gravity »…
Haan ! Ça devait être top comme expérience !
Et haha pour la NASA, ça aurait été génial. Mais, les chances d’avoir un billet étaient nulles, donc pas de regret 🙂