Avoir le feu occulte

[Retour de séance, intérieur nuit, une cuisine décorée avec vachement de goût :

Elle : Bon, tu as faim maintenant ?
Lui : Oui.
Elle : Tu veux manger quoi ?
Lui : Oh, la même chose que toi, surtout ne te tracasse pas…
Elle (l’œil suspicieux) : Non mais ça me tracasse pas, je peux faire chauffer un truc.
Lui : Nonononon ! Surtout pas ! Laisse moi donc mettre la table et sortir tout ce dont tu as besoin du frigo !
Elle : Oo
Lui : Regarde, j’ai appareillé les couverts et je t’ai mis ton verre préféré !
Elle : Oh putain, il se passe quoi là ? C’est quoi cette table parfaitement mise, ce ton conciliant et toute cette serviabilité ??
Lui (se roulant en boule les bras sur la tête dans un coin de la cuisine) : Pardonpardonpardon ! Je fais tout bien pour que tu sois contente et pas que tu t’énerves et que tu me mettes pas les testiboules dans un bocal après les avoir coupé au couteau à beurre !
Elle : Qu’est ce que c’est que ces salamalecs ???
Lui : C’est à cause du film !!!!! Depuis qu’on est sorti j’ai super peur ! Jamais plus je ne risquerai ton courroux ! Tiens ! Voici du fromage de chèvre, je sais que tu adores ça, mais pitié !!! Pitié, ne fais pas comme les dames dans le film, je suis gentil, j’ai tout bien fait comme il faut ! »

Étonnée mais étrangement satisfaite, elle prend place à sa table très bien mise en rendant grâce à l’effet post visionnage des « Sorcières de Zuggaramurdi ». Elle compte bien en profiter un max, parce qu’elle sait que l’effet ne survivra pas à une nuit de sommeil.

Frak.

Alex de la Iglesia est un réalisateur qu’à ma grande honte, je connais assez mal. Tellement mal que j’avais totalement oublié qu’il avait réalisé « Crimes à Oxford », mais assez bien pour savoir pourquoi ça m’était sorti de la tête. De la Iglesia est un peu le Père Noël que l’Espagne nous envoie pour nous rappeler à quel point le type incarne avec brio ce cinéma de genre ibérique, pour ne pas dire hispanique, qui ravit à peu près tout le monde depuis maintenant quelques années.
Chef de file de ce courant, Alex de la Iglesia souffre pourtant chez nous de problèmes d’exploitation qui nous ont récemment privé de ses œuvres. « Balade Triste » et « Un Jour de Chance » n’ont eu que très peu de copies en France, ce qui ne s’explique pas très bien, d’autant que certains autres de ses films, comme « Un Crime Farpait » et donc « Les Sorcières de Zuggaramurdi » ont été distribués de façon plutôt généreuse.
De toute manière, il n’y a pas trop de souci à se faire, Alex de la Iglesia s’étant exprimé en faveur de la légalisation du téléchargement sur Internet dans un discours d’ouverture de la cérémonie des Goya (la classe, essayez d’imaginer ça à l’ouverture des Césars), vous pouvez y aller avec sa bénédiction, l’important restant que les films soient vus.

Auteur de films souvent barrés et toujours très riches, dotés de divers niveaux de lecture, volontiers excessifs à tous les étages, mais totalement maîtrisés en dépit de leur apparence de joyeux bordels, jouant de la rupture de ton avec une virtuosité impressionnante, Alex de la Iglesia revient donc ici avec une comédie horrifique, « Les Sorcières de Zuggaramurdi », que l’on aurait tort de comparer trop vite à « Une Nuit en Enfer », déjà parce qu’entre Robert Rodriguez et Alex de la Iglesia, il n’y a vraiment pas photo…

Les deux heures de film ne m’ont pas permis de mieux comprendre les accusation de misogynie entourant « Les Sorcières de Zuggaramurdi », qui a pour seul « tort » de ne pas lorgner vers une quelconque bien-pensance, comme le démontre sa fin cynique et cruelle au possible.
Oui, notre sexe (féminin, vu que j’en suis membre et que j’aime bien parler de moi à la première personne du pluriel #Louis14style) va en prendre pour son matricule. Oui, Alex de la Iglesia ne s’interdit rien sur la peinture d’un genre qu’il n’hésite pas à brocarder dans ses pires défauts.

Il est très facile d’attaquer « Les Sorcière de Zuggaramurdi » sur ce terrain. Parce que jamais son réalisateur ne se cache. Il a des comptes à régler avec les femmes ? Soit. Limite continue mon petit, parce que tu le fais remarquablement bien.
S’il ne fallait prendre qu’un exemple, se sera la scène de dispute entre le héros et la jeune sorcière Eva, résumant en deux minutes des millénaires de drames conjugaux. Aussi juste qu’elle est hilarante, cette scène se paye en plus le luxe d’être d’une très grande beauté plastique.
Autre point plaidant en faveur de la justesse du point de vue du réalisateur, le motif récurrent de la garde partagée, qui devient quasiment un running gag à mesure que le film progresse.

Les figures masculines comme féminines passent au crible d’une analyse comportementale d’apparence aussi fruste qu’elle s’avère pertinente. On prendra par exemple l’épouse de José, complètement hystérique, et José lui-même, totalement irresponsable, se reprochant mutuellement ces traits de caractère qui fondent leurs personnalités.
Dans « Les Sorcières de Zuggaramurdi », les deux sexes se retrouvent constamment mis dos à dos, renvoyés à leurs bassesses respectives, ce qui n’exclut pas un regard avisé sur la fascination que l’un exerce immanquablement sur l’autre.

Toute l’intelligence du film réside dans son discours différenciant radicalement les sexes, en construisant un impossible dialogue entre eux. L’histoire des « Sorcières de Zuggaramurdi » est l’histoire d’une guerre qui ne connaît pas de fin. S’opposent deux sphères indissociables et en même temps irréconciliables s’affrontant pour le pouvoir.
Le pouvoir, notion au cœur de l’intrigue, dont les hommes sont dépositaires et que les femmes tentent de reconquérir. Jusqu’à sombrer dans des excès et des délires de grandeur aussi dangereux que ridicules.
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, les sorcières peuvent toujours plaider la revanche sur des millénaires de machisme, leur méthode et leurs revendications en font des êtres tout aussi dangereux que les hommes qu’elles combattent. La grande scène du sabbat est d’ailleurs un sacré beau miroir tendu à l’assemblée des femmes, reproduisant jusque dans les moindres détails les éléments qui fondent la société patriarcale : les hommes mis au bûcher vêtus comme les sorcières d’autrefois, le Messie qui doit renaître pour que s’accomplisse la volonté de Dieu, le clergé exclusivement féminin…
Si la revanche à prendre à quelque chose de jouissif, elle interroge très vite sur la corruption par le pouvoir, seule véritable ennemie ici.

Ce discours n’exclut pas, bien au contraire, une mise en scène qui se fonde sur un rythme presque délirant, jamais faiblissant, fondé à la fois sur le perpétuel mouvement des protagonistes, le dynamisme des plans et des cadres, et un montage rapide, presque frénétique par moments. Au-delà de ce qui fait une partie du style d’Alex de la Iglesia, produisant un film chargé ras la gueule de textes, sous-textes, symboles, coups de boule au système, aux hommes, aux femmes, « Les Sorcières de Zuggaramurdi » s’inscrit totalement dans le genre qui est le sien, celui de la comédie horrifique. Rien qu’à ce niveau, le film fonctionne déjà à 200% parce que le réalisateur y met littéralement ses tripes, emballant un spectacle généreux dont les enjeux dramatiques et émotionnels vont crescendo.
La superbe photographie saturée à laquelle nous avons d’ailleurs droit tout le film durant se fait d’ailleurs plus classique dans l’ultime scène, celle du retour à la normalité et du bonheur illusoire. Comme un ultime pied de nez, la présence décalée des sorcières sonne comme la promesse d’une dégradation prochaine pour le couple formé par Eva et José, une fois sorti de l’état de grâce. Les sorcières apparaissent alors presque comme un symbole, celui d’une force occulte qui sait, et attend que le système, la vie et tout simplement le temps, aient fini de broyer un bonheur illusoire.

Alex de la Iglesia utilise le symbole de façon virtuose. L’introduction en est emblématique, puisqu’elle met en scène José et ses complices braquant un dépôt d’or en plein Madrid. Pour approcher ni vus ni connus de la boutique, ils se font passer pour des artistes de rue. José est déguisé en Christ, et apparaît pour la première fois en portant une croix. Son personnage, miné par son divorce et accablé par son ex-femme, au chômage, est donc introduit par une image symbole très forte : José porte indéniablement une croix, mais il va devenir aussi à mesure que le film progresse, l’adversaire le plus dangereux et le plus acharné des sorcières. N’a-t-il pas d’ailleurs durant le film cette somptueuse réplique pour Eva ? « Je vais empêcher ta mère de détruire la civilisation occidentale ». Que se soit le personnage qui a au début du film revêtu le costume du Christ qui se fasse le champion de la civilisation judéo-chrétienne, c’est ce que j’appelle une brillante idée.
Même chose pour son acolyte, le gentil mais légèrement abruti Tony, que l’on découvre terrifié par sa copine, une avocate brillante alors que lui est sans emploi et qu’il ne sait même pas se servir de ses plaques chauffantes. Totalement émasculé par cette femme qui le fascine et l’effraye tout à la fois, il se présente au début du film grimé en soldat, symbole d’une certaine virilité, d’une assurance et d’une puissance qu’il est loin de posséder. Or, son expérience traumatique au Pays Basque va littéralement le transformer en soldat (c’est lui qui a l’idée d’utiliser la médaille de saint Jude contre les sorcières, par exemple) et le final le présente comme beaucoup sûr de lui, n’hésitant pas à forcer sa copine à raccrocher son téléphone parce qu’ils sont en weekend.

Symbole que l’on peut voir aussi dans le thème même des sorcières. Ces dernières vivent dans le secret au cœur du Pays Basque, célèbrent leurs messes dans des grottes gigantesques. Elles sont explicitement un pouvoir occulte, qui puise sa source dans les origines de l’humanité (leur déesse est une version incarnée de la Vénus de Willendorf). Contre-pouvoir, elles incarnent le côté obscur des croyances, le côté barbare et paillard. Elles sont l’expression d’une religion lointaine, qui a par essence toujours été chtonienne, mystérieuse car cachée.
Si l’humanité s’est sans doute un temps parfaitement accommodée de l’existence de ces cultes intrinsèquement féminins terriens conjointement avec ceux masculins dont le domaine était le ciel, le glissement vers une société de plus en plus patriarcale s’est doucement opéré jusqu’à plonger dans l’ombre et dans l’illégalité cette spiritualité.

L’un des tours de force des « Sorcière de Zuggaramurdi » est de parvenir, simplement par l’image et la mise en scène, à traiter de cette dimension. Le générique aussi splendide qu’il est éclatant de sens (et drôle, en plus) traite admirablement de cette prise de pouvoir du masculin sur le féminin et fonde, à lui-seul, aussi bien les rapports hommes-femmes tels que montrés dans le film (je pense en particulier à cette scène dérangeante où un convoyeur drague lourdement une des employées du dépôt d’or), qu’il montre du doigt combien la diabolisation des femmes nous affecte encore directement aujourd’hui.
Aux images des idoles préhistoriques succède le bestiaire antique des monstres féminins, bientôt remplacées par les représentations des sorcières, d’abord menaçantes puis réduites à l’impuissance, liées au bûcher. Puis c’est tout le répertoire de la femme lascive, tentatrice, dangereuse qui s’expose, Mata Hari en tête de gondole, jusqu’aux images des femmes de pouvoir, Angela Merkel et Margareth Thatcher, sur lesquelles le spectateur va alors poser un regard conditionné par les images qui ont précédées.
Et en moins de deux minutes, Alex de la Iglesia brosse plusieurs millénaires de diabolisation du sexe féminin, tout en mettant le spectateur face au conditionnement dont il est l’objet depuis sa naissance.
Si ça c’est pas totalement brillant, je ne sais pas ce que c’est.

Gros film misanthrope, « Les Sorcières de Zuggaramurdi » démontre tout le talent de son auteur, fer de lance d’un cinéma espagnol/hispanique de genre toujours aussi en forme. Parce qu’il attaque son sujet en le regardant droit dans les yeux, Alex de la Iglesia livre une parabole brillante sur tous les plans des rapports entre les sexes. Si son caractère le pousse à les concevoir comme un conflit irréductible, il injecte une telle dose de lui-même dans le métrage qu’il est impossible de s’y tromper : nous sommes bien face à une œuvre très personnelle, assumée comme telle qui se paye le luxe suprême de s’affranchir de sa dimension nombriliste (de la Iglesia a vécu un divorce particulièrement difficile, qui sert donc de point de départ à son film) pour explorer une dynamique qui occupe l’humanité depuis qu’elle existe.

Note : ***

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