L’homme debout

Que les choses soient bien claires : je déteste ce billet que vous allez lire. D’une force.

Souvent avec Spielberg, j’ai le même problème, je n’arrive pas à trouver une manière de parler de son travail qui me semble à la fois claire et apte à lui rendre justice. Il faut sans doute que je me rende à l’évidence, que je tire des leçons de mes échecs et que je me retire de la critique des films de Spielberg, un peu comme Lionel Jospin, ou Luke Skywalker.

Mon échec me rend d’autant plus chafouine que j’ai vraiment le sentiment que s’il y avait un seul film cette année capable de tutoyer dans sa perfection le « Mad Max Fury Road » de Miller, ce serait celui-là.

S’il est une constante avec Spielberg, c’est qu’il ne me déçoit jamais. Tonton Steven sait toujours m’en donner pour mon argent et mon temps passé devant ses films et à chaque séance, mon admiration pour lui grandit un peu plus. Bizarrement, son dernier opus, « Le Pont des Espions », est sorti dans une relative indifférence de la part des médias, qu’on avait connu plus prolixe sur le cas de « Lincoln ». Lequel était bon, mais soutenant désormais difficilement la comparaison avec son dernier film, un sacré morceau de bravoure à tous le étages.

Spielberg cultive ici encore une apparente simplicité dans la forme, au service d’un discours dont l’image est l’unique vecteur. Maîtrise technique, émotionnelle, humaine, « Le Pont des Espions » brille à tous les niveaux. Si je devais (je devrais…) faire un top de cette année, il y ferait une entrée directe dans le top 5. Et pas UNIQUEMENT parce que je suis de mauvaise foi et qu’une kermesse d’école filmée par Spielberg sur un Iphone obtiendrait illico mon admiration béate.

Non, objectivement, la manière dont il construit ce « Pont des Espions » est admirable. La manière dont il filme son personnage principal l’illustre avec efficacité et simplicité : Donovan, qui nous est pour la première fois présenté assis, va à mesure que le film progresse, voir son parcours jalonné de stations debout, déterminantes dans le cours du récit, jusqu’à un plan particulièrement fort de sa silhouette massive et stoïque, campée sur le fameux pont du titre. Cette iconisation de Donovan s’accompagne de la présentation, par son client, au détour d’un dialogue, de la figure archétypale du fameux « stoïki moujik » qu’il finira par pleinement incarner.

Donovan et Abel, l’espion russe, sont d’ailleurs tous deux introduits de façon certes différente sur le papier, mais identique dans le fond. Hommes calmes, sûrs d’eux et déterminés, qui accomplissent leur tâche avec précision et une certaine forme de détachement que leur confère la maîtrise de leur art.
L’un comme l’autre s’opposent à l’agitation des autres, une agitation largement alimentée par une très forte implication émotionnelle qui s’avère au final contre-productive.
Cette idée force du film, consistant à affirmer combien il est essentiel d’aborder les évènements hors de tout jugement émotionnel est, comme de coutume chez Spielberg, une manière de nous tendre le miroir, et ici de nous inviter moins au détachement qu’au questionnement rationnel de nos idéaux à l’aulne d’une actualité tourmentée. Un propos aussi juste qu’il est pertinent aujourd’hui.

Pour autant, Spielberg ne laisse pas de côté la reconstruction d’une époque, celle de la Guerre Froide, vue au travers du prisme d’une élite américaine tour à tour tentée par des réponses primaires (dans sa violence envers Abel et Donovan) et par la nécessité de rester juste (l’attitude de Donovan, et cette scène épatante durant laquelle il parvient à convaincre le juge d’épargner l’espion), point de vue qui pourrait semblé lointain et complètement détaché des réalités de cet affrontement si Spielberg ne lui apportait en contre point l’image de la famille du héros.
C’est en effet par le personnage du film Donovan que transite l’aura cauchemardesque de ces années 60 au-dessus desquelles plane la menace nucléaire, que l’on tente de dédramatiser à l’aide de préconisations aussi inutiles qu’idiotes (« en cas d’explosion atomique, je me couche, et je me protège ! »). Filou, tonton Steven ne se contente pas de montrer les angoisses du gamin, il les insère fort à propos dans son montage à des instants clés, tel cette transition abrupte entre le tribunal prêtant serment et une classe faisant de même à l’école. Que l’assemblée des adultes soit le véhicule de la haine envers l’ennui et les enfants terrifiés quelques instants plus tard par les images d’explosions nucléaires exprime mieux qu’un long discours le propos de Spielberg ici.

Elément central du film, la question du regard sur l’autre et par ricochet, du regard sur soi, trace la ligne de force du « Pont des Espions », en construisant d’un bout à l’autre du film un dialogue entre les différents protagonistes, et par extension, entre les deux pôles qui s’affrontent. Qu’il soit construit par les préjugés, objectifs, lucide, partisan, le regard est au cœur de la narration, concluant même le film, avec les regards de l’épouse de Donovan pour son mari, puis celui de Donovan pour les enfants franchissant les clôtures, écho douloureux à la scène de la tentative de passage de l’autre côté du Mur de Berlin.

Malgré sa durée (2h20 tout de même), « Le Pont des Espions » passe à une vitesse folle, grâce à sa structure extrêmement pure, sans rien qui dépasse ou serait susceptible de faire trainer en longueur plus que de raison. D’une concision redoutable, d’une précision d’orfèvre, il s’impose comme un très grand travail ne pouvant être mené à bien que par un metteur en scène qui conjugue une impressionnante maîtrise technique (tout est brillant dans la mise en scène), un sens aigu de l’émotionnel (la manière dont il fait monter en puissance son dernier acte est assez incroyable, et indescriptible aussi. Damn you, Steven !) et une maturité que lui confère des années de travail sur divers genres.
Il faut aussi saluer la participation des frères Coen ici co-scénaristes, dont le sens du rythme et les ruptures de ton servent admirablement une mise en scène aussi élégante que subtile. L’alliance entre les frangins et Spielberg est diablement heureuse, et c’est à se demander pourquoi elle n’a pas eu lieu plus tôt, alors que tout concourrait à faire ce réunir ces trois-là. Les seigneurs du cinéma américain travaillant ensemble pour interroger et disséquer le mythe, c’est l’accord parfait, l’équilibre entre la déconstruction des figures archétypales par les Coen et leur fabrique par Spielberg. Ces trois-là regardent l’Amérique droit dans les yeux, chacun à sa manière, mais ils trouvent un terrain d’entente dans leur lucidité commune et leur inébranlable foi en l’humanité.

La marque d’un grand film, c’est de savoir présenter en sujet vaste pour en embrasser la dimension humaine. Et c’est précisément ce que fait Spielberg ici, en concentrant son métrage sur la figure de Donovan, qu’il fait progressivement glisser un technicien doué vers le rang de héros, champion discret et incompris.
Arque bouté sur ses principes, Donovan devient une figure isolée, un homme solide mais seul au milieu de foules animée par le ressentiment, la haine, les préjugés et surtout, par leur bêtise. A part Donovan et Abel, aucun autre personnage ne semble en mesure d’aborder les évènements avec autre chose que leur émotions. Cette opposition s’affirme dès l’ouverture, la traque du FBI pour coincer l’espion russe qui oppose les agents nerveux et survoltés à la force tranquille du soviétique toujours en total contrôle de lui-même.
Cette attitude se retrouve chez Donovan qui prend pour socle à la moindre de ses actions ses convictions morales, lui conférant un regard unique d’un bout à l’autre du film. Ce regard est intelligemment traduit à l’écran par le soin de Spielberg à jouer de la silhouette de Tom Hanks dans ces scènes où il apparait, massif et surtout debout, projetant toute sa volonté et sa détermination au travers d’un homme qu’il statufie à l’écran.

Comme avec « Lincoln », Spielberg utilise ici un contexte historique chargé de sens et de symboles pour interroger le monde contemporain, sans même s’embarrasser de faux semblants. Ceci fait du « Pont des Espions » un film essentiel aujourd’hui, nous renvoyant à nos propres tourments et questionnements.
Comme je le disais en intro, il s’agit cette année du seul véritable « concurrent » capable de venir tutoyer l’apocalyptique « Fury Road » tant en termes de mise en scène, que de montage, d’écriture et de beauté plastique pure. Ceci dit, en alignant Spielberg en réalisateur, les Coen à l’écriture, Janusz Kaminski en chef opérateur et en s’offrant un Tom Hanks parfaitement dirigé et totalement investi dans son personnage, il était presque couru d’avance que l’on allait s’en tirer avec un des meilleurs films de 2015, à l’aise. Une œuvre superbe, enthousiasmante et qui vient consoler d’une année marquée par des « Jurassic World » ou « Terminator Genysis ».

Quelque part, il s’agit aussi d’un film terriblement déprimant puisque cette célébration de l’intelligence et de la droiture ne fait que souligner la médiocrité ambiante.
Sans parler de sa vautre au box-office.
Monde de merde.

Note : ****

5 commentaires Ajoutez les votres
  1. Bonjour la Dame, je suis parfaitement d’accord sur la qualite de ce film, que je place egalement dans mon top 5 de l’annee. Je voulais a ce propos savoir quel etait le votre de top 5 ? ( Personellement j’y mettrai , dans le desordre: Le pont des espions, Kingsman, Fury Road , Une merveilleuse histoire du temps, Vice Versa, et Nous trois ou rien ( bon ok il y en a 6 la …) ) Et d’ailleurs avez-vous vu le film Nous trois ou rien?
    J’en profite pour dire combien j’apprecie ce blog et la qualite de vos critiques … meme si parfois elles arrivent un peu tard par rapport a la sortie des films 🙂

  2. Bonjour la Dame, je suis parfaitement d’accord sur la qualite de ce film, que je place egalement dans mon top 5 de l’annee. Je voulais a ce propos savoir quel etait le votre de top 5 ? ( Personellement j’y mettrai , dans le desordre: Le pont des espions, Kingsman, Fury Road , Une merveilleuse histoire du temps, Vice Versa, et Nous trois ou rien ( bon ok il y en a 6 la …) ) Et d’ailleurs avez-vous vu le film Nous trois ou rien?
    J’en profite pour dire combien j’apprecie ce blog et la qualite de vos critiques … meme si parfois elles arrivent un peu tard par rapport a la sortie des films 🙂

  3. @ de passage : alors dans mon top 5, il y aura « Mad Max Fury Road », loin devant la concurrence, puis « Le Pont des Espions ». Ensuite,en vrac « The Walk » et « Régression », que je ferais suivre de « Vice Versa » et « Kingsman » ex aequo, et je m’en voudrais d’oublier « Chappie », « American Sniper », et « Tomorrow Land ».
    « Nous trois ou rien », je ne l’ai pas vu. Il fera l’objet d’une séance de rattrapage alors 🙂

    Désolée pour les publications tardives, ça dépend toujours de beaucoup de choses, entre le temps alloué et l’inspiration du moment.

  4. @ de passage : alors dans mon top 5, il y aura « Mad Max Fury Road », loin devant la concurrence, puis « Le Pont des Espions ». Ensuite,en vrac « The Walk » et « Régression », que je ferais suivre de « Vice Versa » et « Kingsman » ex aequo, et je m’en voudrais d’oublier « Chappie », « American Sniper », et « Tomorrow Land ».
    « Nous trois ou rien », je ne l’ai pas vu. Il fera l’objet d’une séance de rattrapage alors 🙂

    Désolée pour les publications tardives, ça dépend toujours de beaucoup de choses, entre le temps alloué et l’inspiration du moment.

  5. Merci La Dame de m’avoir conduit à regarder, un peu tard, ce film formidable, qui sinon me serait, à moi aussi, passé complètement inaperçu.

    Je voudrais juste souligner ici ce qui me semble la phrase culte du film, prononcée par Abel comme un leit-motiv, et qui pourrait très bien résumer cette année de m… dominée par l’émotionnel et l’invasion des populismes : « Does it help ? »

  6. Merci La Dame de m’avoir conduit à regarder, un peu tard, ce film formidable, qui sinon me serait, à moi aussi, passé complètement inaperçu.

    Je voudrais juste souligner ici ce qui me semble la phrase culte du film, prononcée par Abel comme un leit-motiv, et qui pourrait très bien résumer cette année de m… dominée par l’émotionnel et l’invasion des populismes : « Does it help ? »

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